27 janv. 2012

Révolution du juste-à-temps et École de Toyota

Le Principe :

Tout aurait pu continuer comme cela si la crise n’était pas arrivée. Les
premiers effets d’une crise sont de diminuer les ventes, donc de remplir les
stocks de produits finis que l’on continue à fabriquer. Évidemment cela ne peut
pas durer très longtemps et une des premières entreprises à réagir lors de la
crise qui suivit le premier choc pétrolier, fut Toyota, et, au sein de Toyota, celui
qui devait en devenir le directeur technique, M. Ohno.

Celui-ci nous explique que lorsque l’entreprise s’est retrouvée avec ses parkings
pleins de voitures invendues, il a fallu faire quelque chose et ce quelque chose,
qui a pris des années pour se constituer en une doctrine cohérente, est à la base
de toutes les organisations industrielles modernes : on l’appelle le « juste-àtemps
». Cela a également modifié la place de la logistique dans l’entreprise.Ce n’est pas un hasard si le juste-à-temps est né dans l’industrie automobile.

L’automobile est un produit de grande consommation sujet à des mouvements
cycliques de la demande. Mais il s’agit aussi de biens de relativement grande
valeur avec une valeur ajoutée moyenne de telle sorte qu’il est impensable pour
un fabricant de conserver des stocks très importants. Si on ne veut pas accumuler
des véhicules invendus, il ne faut pas en produire plus que les consommateurs
n’en réclament. Il existe deux façons de résoudre ce problème :
améliorer les prévisions de vente ou attendre d’avoir une commande pour fabriquer.
Jusque-là tout le monde pratiquait la première solution mais, comme l’a
dit un humoriste, la prévision est un art difficile surtout quand elle concerne
l’avenir. Nous verrons au chapitre 5 sur les prévisions que leur exactitude se
dégrade avec la distance de leur horizon. Dans l’environnement économique
actuel à fortes « turbulences », on ne peut espérer produire des prévisions
convenables au-delà de quelques mois, voire même quelques semaines.

La deuxième solution paraissait a priori impossible à mettre en oeuvre. On peut
penser que le consommateur n’est pas prêt à attendre plusieurs mois la livraison
du véhicule qu’il veut acheter ; or c’était l’ordre de grandeur du délai de transit
du véhicule et des éléments qui le composent tout au long des ateliers et chaînes
de montage. En revanche, il apparaît qu’une partie importante des consommateurs
est prête à attendre une semaine ou deux pour recevoir un véhicule,
d’autant plus que le nouveau consommateur est devenu exigeant et ne se
contente plus d’un modèle standard. En outre, on peut attendre les commandes
des concessionnaires pour mettre en fabrication les véhicules correspondants.
Mais si le concept de juste-à-temps trouve son point de départ à ce stade, ce
n’est pas là qu’il apparaît révolutionnaire. Toute entreprise cherche à ne pas
produire d’invendus ou d’invendables. Une fois qu’on a décidé de ne fabriquer
que ce qui est déjà commandé (avec beaucoup d’exceptions à la règle), on
peut reprendre les commandes pour construire un programme de fabrication
classique avec cette difficulté qu’il faut revoir en permanence les programmes
de fabrication pour les adapter aux commandes.

L’autre solution, et c’est celle de Toyota, consiste à « tirer la fabrication » par
les commandes au lieu de les pousser par le plan de fabrication. Si la dernière
opération de construction d’une voiture consiste à monter 5 roues sur le reste
de la voiture après avoir assemblé pneus et jantes (exemple fictif), le juste-àtemps
consiste à lancer la commande de 5 roues et 16 écrous chaque fois
qu’on veut terminer une voiture, et ensuite sur le poste de fabrication des
roues, à commander 1 jante et 1 pneu chaque fois qu’on veut constituer une
roue. C’est évidemment absurde car on devrait attendre la fabrication des
écrous pour terminer le véhicule. En revanche, il est possible d’affecter à
chaque poste de travail un petit stock, aussi petit qu’on le peut, et à le
réapprovisionner par une commande en amont chaque fois qu’un lot de ce
stock a été utilisé. C’est le principe du kanban. Le poste qui termine le véhicule
a un stock de boulons et de roues ; quand il a consommé un lot de roues, il
demande au poste de fabrication des roues de fabriquer un nouveau lot de
roues. Quand ce poste de fabrication de roues a utilisé un lot de jantes, il
demande au poste de fabrication des jantes d’en fabriquer un nouveau lot, son
stock de jantes lui permettant de continuer « éventuellement » à fabriquer des
roues jusqu’à l’arrivée de ce lot de jantes. Le mot « éventuellement » est
important car il signifie que si aucun poste aval ne lui demande de fabriquer un lot de roues, il n’en fabriquera pas. Bien entendu le réglage de tous ces
stocks et de tous ces lots est très délicat.

Dans l’organisation traditionnelle, chaque poste fabrique tout de suite ce que
le plan lui a assigné et ne s’arrête que lorsqu’il a terminé. Il expédie sa production
vers l’aval. Dans une organisation de type kanban, chaque poste ne fabrique
que ce que l’aval lui réclame. La notion de « juste-à-temps » remonte de
l’aval à l’amont.

Troisième étape du juste-à-temps : de l’entreprise à ses fournisseurs. Le fabricant
d’automobile ne fabrique pas ses pneus, mais il peut demander à son
fournisseur de pneus de lui envoyer les lots dont il a besoin quand il en a
besoin. Cela ne l’empêchera pas de passer des contrats, de lui fournir des
prévisions, mais la commande définitive peut être « fixée » quelques semaines,
quelques jours ou même quelques heures avant son utilisation. Cela
suppose que le fabricant a une très bonne connaissance des capacités de
fabrication de son sous-traitant de façon à ne pas l’obliger à constituer des
stocks ce qui ne ferait que reporter les stocks sur le sous-traitant, stocks qu’il
faudrait bien payer d’une façon ou d’une autre.

Le juste-à-temps impose un réglage permanent des flux et une surveillance permanente
des transferts entre usines, entre ateliers et entre postes de travail. Avec
cette technique, la logistique se situe au coeur des processus de production et tend
à déborder très sensiblement de son rôle traditionnel de transport et magasinage.
Mais le juste-à-temps a beaucoup d’autres conséquences.

25 janv. 2012

Informatique et recherche opérationnelle : apparition d’une logistique savante

La guerre de 1939-1945 a vu l’éclosion d’une technique un peu oubliée
aujourd’hui mais qui a joué un grand rôle : « la recherche opérationnelle ». Il
s’agissait de faire appel à des équipes de chercheurs scientifiques de différentes
origines pour résoudre des problèmes « opérationnels ». On a vu ainsi déterminer
par le calcul, la taille optimale des convois de transport entre les États-Unis
et l’Europe face à la menace des sous-marins allemands. Après la guerre, les
chercheurs ont pu utiliser désormais dans les grandes entreprises, l’expérience
acquise dans les armées. En Amérique du Nord particulièrement, où les laboratoires
d’universités vivent pour une part non négligeable de contrats passés avec
les entreprises, cette reconversion s’est faite naturellement.

Il est très significatif que l’appellation « recherche opérationnelle » soit un peu
passée de mode. Ce n’est pas par abandon des méthodes sous-jacentes mais
au contraire à cause de leur développement. Avec l’informatique, ces méthodes
sont devenues, avec plus ou moins de bonheur, le pain quotidien des services
fonctionnels des grandes entreprises. La loi de Poisson, les modèles mathématiques
linéaires ou non, les programmes de simulation sont désormais couramment
utilisés. Or la logistique est, dans le champ des problèmes de gestion, un
bon pourvoyeur de problèmes susceptibles de faire appel à des modèles mathématiques.

Quelques problèmes célèbres subsistent :
– Où placer un entrepôt pour optimiser la desserte de différents points de
distribution en tenant compte de la géographie, des voies de circulation, des
délais et des coûts de transport ?
– Comment optimiser le renouvellement d’une flotte de transport en tenant
compte de tous les éléments du coût d’exploitation ?
– Comment organiser les tournées de transport pour la desserte de plusieurs
points de livraison ?
– Comment organiser un réseau logistique optimal à plusieurs dépôts avec des
niveaux d’entreposage successifs ?

Deux domaines ont particulièrement bénéficié du développement de l’informatique
et de la mise en oeuvre de méthodes « savantes », l’un rattaché traditionnellement
à la logistique, la gestion des stocks, l’autre dont le rattachement
à la logistique est encore rare, la gestion de production.

Dans l’industrie, la gestion de production et l’ordonnancement des machines
n’étaient pas considérés jusqu’à ces dernières années comme faisant partie
de la logistique. C’étaient des problèmes de méthodes de production mises en
oeuvre par des cellules spécialisées des Services et Directions de production.
Dans beaucoup d’industries, une telle gestion était extrêmement sommaire.
Les entrepôts et les magasins des distributeurs étaient servis à partir de magasins
d’usine recomplétés au fur et à mesure, avec des programmes mensuels
de fabrication et des méthodes d’ordonnancement journalier ou hebdomadaire
des machines. Bien entendu les problèmes d’ordonnancement pouvaient être
extrêmement complexes en fonction de la complexité des produits à fabriquer.
Les fabricants d’automobile ont toujours eu des systèmes complexes d’ordonnancement
pour alimenter leurs lignes de production.
On a donc fait assez largement appel à l’informatique pour améliorer ces techniques
de planification de la production. Des algorithmes plus ou moins sophistiqués
ont été mis en oeuvre pour résoudre des problèmes combinatoires
toujours difficiles. Ainsi le MRP (Material Requirement Planning), constitué au
départ à partir des problèmes d’approvisionnement et d’assemblage de pièces,
est devenu une véritable méthode de gestion de production (MRP2) soutenue
par de nombreux progiciels.

Le développement de l’informatique a profondément transformé la gestion des
stocks. On peut réapprovisionner un stock en tenant compte des sorties que
l’on prévoit, des commandes par exemple, mais le plus souvent, le magasinier,
lorsqu’il doit passer ses propres commandes, ne connaît pas ces sorties à
venir. Il suppose donc que les sorties enregistrées au cours des périodes
précédentes vont se renouveler dans l’avenir et l’on a développé, à partir
d’outils statistiques, des méthodes de détermination des quantités à commander
ou des dates de réapprovisionnement. Ces méthodes, pratiquement inutilisables
avec des fichiers tenus à la main, se prêtaient désormais bien au
calcul avec les premières machines à cartes perforées puis les ordinateurs. La
gestion des stocks est donc devenue une gestion automatisée des stocks avec
des résultats discutables, mais nettement supérieurs à ceux d’une gestion
manuelle.

Le point commun entre tous ces aspects semble être le concept de flux. En
1962 paraissait au MIT un ouvrage du professeur Forrester : Industrial Dynamics.
C’était une tentative de modélisation de l’entreprise sous forme de flux
de toute nature (Forrester, 1962) et l’on a vu que la plupart des définitions de
la logistique font appel à cette notion de flux. On peut penser que la logistique
a trouvé là sa bible universitaire encore peu exploitée mais il faut bien laisser
du travail pour les chercheurs de demain.